Brésil, années soixante-dix, la dictature militaire semble devoir durer toujours. Un groupe d’étudiants utopistes tente de reproduire le modèle cubain : installer dans l’État de Pará, au nord-ouest du pays, une guérilla qui convaincrait les paysans de participer à une lutte qui mettrait fin aux injustices. Le bilan sera impitoyable pour les jeunes gens. Bien des années plus tard la sœur d’un des participants disparus tente de retrouver la trace de son frère disparu.
Photo : éd. Métailié
Ce serait une famille normale s’il ne manquait le fils, Leonardo. Étudiant et militant, il était passé très vite à la clandestinité et avait disparu. Le père se réfugie dans le silence et dans l’invention de jouets pour sa fille Sofia, la mère Luisa dans le souvenir et l’espoir de son retour et Sofia, encore enfant, grandit en apprenant tout doucement le sens du mot absence : le vide, le manque, mais aussi comme une présence en négatif qui finit par perturber son existence d’adolescente puis de jeune adulte. À la mort du père, en 1992, vingt ans après la disparition de Leonardo, elle ne peut que reprendre les vagues recherches entamées des années plus tôt.
Une soixantaine d’étudiants transformés en guérilleros dans la forêt amazonienne, entre cinq et dix mille militaires chargés de les éliminer, voilà la réalité historique qui est le fond du roman de Guiomar de Grammont ; une impressionnante inégalité des forces, des violences pratiquées des deux côtés, exploitées pour déstabiliser l’adversaire ; et, à la fin, la presque totalité des guérilleros tués par l’armée. Telle est la Guérilla de l’Araguaia dans toute sa brutalité. Sofia a récupéré de façon peu claire un cahier : deux voix, une masculine et une féminine, racontent la vie quotidienne des jeunes utopistes, leur générosité, leur espoir de convaincre les paysans voisins de l’utilité de leur lutte, les dangers naturels et humains, et aussi, sous-entendu mais omniprésent dans l’esprit de Sofia et celui du lecteur qui le connaissent d’avance, le dénouement sanglant et l’oubli : qui connaît encore au Brésil cette dérisoire épopée ? Tout a été fait pour que soit oubliée la longue période de dictature subie par le pays et ses conséquences. La grande habileté de Guiomar de Grammont est d’avoir fait alterner l’enquête de Sofia dans diverses régions brésiliennes et même à Cuba avec les longues citations du mystérieux cahier qui plonge au même titre Sofia et le lecteur dans la réalité des entraînements au cœur de la forêt équatoriale et dans les horreurs de la répression.
Le thriller que constitue la quête de Sofia prend une profondeur de tragédie, plus il avance, plus s’accentue la sensation du vide laissé par Leonardo et sa compagne. Guiomar de Grammont ne néglige aucun personnage, même secondaire : elle nous fait partager, dans un style à la fois assuré et délicat, sensible, l’esprit des parents du disparu et surtout de Sofia, parvenant à mettre sur un plan d’égalité les violences causées par l’Histoire et les pensées, les sentiments, la noblesse et les faiblesses de simples personnes qui toutes sont des victimes directes ou non. Avec cette enquête historique mais profondément humaine, Guiomar de Grammont non seulement réussit un roman émouvant, elle donne surtout une leçon d’histoire et d’humanité.
Christian ROINAT
Les ombres de l’Araguaia, de Guiomar de Grammont, traduit du portugais (Brésil) par Danielle Schramm, éd. Métailié, 240 p., 18 €. Guiomar de Grammont sera en France en octobre pour présenter son premier livre en français notamment à la Fête du Livre de Saint-Étienne du 6 au 8 octobre prochain.
Guiomar de Grammont est née à Ouro Preto, au Brésil en 1963. Elle y réside encore aujourd’hui et exerce le métier de professeur des universités. Diplômée en littérature brésilienne à l’Université de Sao Paulo, elle est notamment l’auteur d’un essai sur le sculpteur baroque Aleijadinho. En 1993, elle reçoit le prix Casa de las Américas pour un de ses recueils de nouvelles. En septembre 2017, elle se voit récompensée du Prix National Pen Club du Brésil pour son roman Palavras Cruzadas (2015) traduit vers le français par Danielle Schramm sous le titre Les ombres de l’Araguaia.