« Là où se termine la terre – Chili 1948 – 1970 », de Désirée et Alain Frappier, raconte l’histoire de l’élection de Salvador Allende du point de vue d’un jeune militant révolutionnaire chilien, qui a dû s’exiler en France après le coup d’État militaire de Pinochet. Un roman graphique beau et touchant.
« Être jeune et ne pas être révolutionnaire est une contradiction presque biologique”, affirmait Salvador Allende, président du Chili de 1970 à 1973, à la tête d’une coalition de gauche, l’Unité populaire, qui comptait tracer la “voie chilienne au socialisme”. L’histoire de Pedro Atías confirme cette audacieuse hypothèse. Né en 1948, fils de l’écrivain et intellectuel membre du Parti socialiste chilien Guillermo Atías, il a suivi la trajectoire de nombreux membres de sa génération.
Une histoire populaire du Chili
Enthousiasmé par la révolution cubaine, révolté par les inégalités qui ravageaient son pays et par l’impérialisme nord-américain, sceptique quant à la “révolution dans la liberté” promise par le président démocrate-chrétien Eduardo Frei (de 1964 à 1970), il a rejoint les rangs du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire). Avec ses jeunes camarades, il a manifesté contre la présence nord-américaine au Vietnam, a participé à l’alphabétisation de la population pauvre autour de Santiago ou encore aux “tomas” (“occupations” illégales de terrains pour y installer des familles déshéritées). Contraint à l’exil en France en 1975 suite au coup d’Etat de Augusto Pinochet (le 11 septembre 1973), il n’a jamais renié ses idéaux. C’est son histoire que raconte Là où se termine la terre (éd. Steinkis), le quatrième roman graphique de Désirée et Alain Frappier (Dans l’ombre de Charonne, 2012 ; La Vie sans mode d’emploi, 2014 ; Le Choix, en 2015…). À travers l’histoire de Pedro Atías, c’est l’histoire des vaincus chiliens – “des invisibles”, comme le dit Alain Frappier -, qu’ils restituent.
Un deuxième tome racontera les milles jours de l’Unité populaire
Comme pour chacun de leurs ouvrages, les auteurs se sont abondamment documentés pour retranscrire avec une précision chirurgicale l’environnement politique et culturel de l’époque. Les chansons de Violeta Parra, Victor Jara (tenants de la “nouvelle chanson chilienne”) ou encore Quilapayún résonnent ainsi à la lecture de Là où se termine la terre. On y retrouve le bouillonnement politique, artistique et intellectuel qui participa à l’élection de Salvador Allende, des brigades de peinture murale au fameux “train de la victoire” qui sillonnait le pays jusqu’à ses territoires les plus inaccessibles, en passant par le massacre de Puerto Montt en 1969, au cours duquel dix pobladores (des habitants des bidonvilles) furent tués par la police. Suite à ce drame, le chanteur communiste Victor Jara écrivit une chanson à charge contre le ministre de l’Intérieur Edmundo Pérez Zujovic, tenu pour responsable. Fidel Castro résumait alors la situation par cet aphorisme, que l’on trouve dans les pages de Là où se termine la terre : “Frei leur a promis une révolution sans verser le sang, il leur a donné du sang sans révolution“. Ce premier tome déjà épais s’arrête en 1970, lors de l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende. Il en appelle un second, qui évoquera “les 1000 jours qui ébranlèrent le monde”, soit le gouvernement de l’Unité populaire de Salvador Allende. Jusqu’au coup d’Etat. L’histoire de Pedro Atías fait ainsi office de métonymie : son exil, ses rêves évanouis et ses combats sont aussi ceux de nombreux de ses compatriotes. Comme le dit Ricardo Parvex, membre de l’Association d’ex-prisonniers politiques chiliens en France, lors du lancement du livre à la Maison de l’Amérique latine le 18 janvier dernier : “Ce n’est qu’une manche que nous avons perdue. Nos idées n’ont pas vieilli, mais mûri”.
Mathieu Dejean
Les Inrocks